Les belles histoires de l’oncle Régis
À la SNAA, la section Science de la Terre est à l’honneur (comme dirait un de mes amis rugbyman !)

Simon DUMORTIER, une grande figure des Sciences de la Terre

La Chaux-de-Fonds 1er avril 1897 - Les Sables-d’Olonne le 18 juin 1982

dimanche 1er avril 2012 par rkj

Il est des personnalités qui se sont impliquées à un point tel dans les sciences qui les passionnaient, que leur nom brille dorénavant en lettrines cristallines aux éclats adamantins à la voûte céleste des amphithéâtres des facultés modernes. Ciments des connaissances et fers à béton des techniques et des protocoles, ces grands noms méritent aussi le respect et la notoriété dans nos petits cercles d’amateurs faiblement éclairés par les subventions locales que sont nos soirées associatives…

Parmi les plus grands, un nom revient constamment, engravé sur le mur d’honneur de la Géologie : Simon Dumortier.

Si ce grand homme n’est pas originaire de notre région, il est en tout cas un voisin, un de ces savants helvètes que la taille par trop confidentielle de leur patrie pousse parfois à s’exiler le temps de s’enrichir des patrimoines naturels et paysagers des contrées mitoyennes ; patrimoines ensuite offerts à l’attention des lecteurs par deux éditeurs ripilémaniques bien connus…

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La Chaux-de-Fonds en hiver

La cité de la Chaux-de-Fonds, dans le canton de Neuchâtel est connue pour son passé horloger et son urbanisme que Karl Marx lui-même avait loué. Blottie au sein des croupes jurassiennes aux crêtes soulignées de grands épicéas sombres, on comprend qu’elle vit naître le style Sapin. Dans l’imaginaire collectif des habitants de l’arc jurassien et en particulier de ceux, fort retors, du plateau d’Hauteville-Brénod, le sapin a plus l’odeur de la fin de l’existence que celle de l’avènement de rejetons prodiges, a fortiori de spécialistes des sciences de la vie et de la terre (à ne pas confondre avec le sempiternel Science et Vie de la Terre seriné par des journalistes désireux de donner un coup de pub à leurs potes ou au rédac’ chef de quelque revue vulgarisatrice). Et pourtant l’urbs chaussoise a vu naître bien des scientifiques et des passionnés de la Nature ! Parmi les naturalistes nés de la cité de la grume, nous citerons l’ornithologue Le Corbausier, l’ichtyologue Laurent Borgnon dont les travaux sur la vision monoculaire chez le Flétan de la rivière d’Étel sont restés célèbres, le botaniste et chimiste Blaise Cendars qui travailla sur les alcaloïdes du groupe des Azines chez les Solanacées et le généticien spécialiste des hybridations chez les mammifères de montagne, Louis Chevreau-Laie.

Mais parler de la Chaux-de-Fonds sans prendre le temps, quelques instants, d’évoquer son passé horloger serait faire montre d’un dédain digne d’un daim. Et à tout seigneur tout honneur, le premier d’entre eux, le grand nom de l’industrie de la minute sans qui personne n’aurait l’heure, Simon Cussonnex… Mais c’est d’un autre Simon que j’ai choisi de vous entretenir, un autre Simon qui a su remonter… le temps !

Les jeunes années

La maison natale de Simon Dumortier, rue du Rocher, a bien changé depuis le temps où l’humble demeure de ses parents, artisans horlogers, le vit naître. Élevé dans la tradition parfois spartiate des réformateurs genevois, le jeune Simon s’entendait souvent dire que les richesses du cœur et de l’esprit prévalaient sur les appâts plus matériels ; « Aie quatre murs, aies deux toits, et le ciel tes draps ! » terminait souvent la leçon de morale quotidienne chez les Dumortier… Cette austérité et cette rigueur seront sans doute pour beaucoup dans la volonté de mener à bien sa thèse de Berne.

La passion du jeune Simon pour les roches commença assez tôt. Désirant lui faire mettre le doigt dans l’engrenage de l’horlogerie, son père avait eu l’occasion de lui inculquer les propriétés des rubis et saphirs dans les mécanismes tictaquants, mais le jeune garçon semblait préférer rêvasser dans l’arrière-cour de l’atelier, glanant çà et là quelque joli gravier qu’il rangeait ensuite soigneusement, sinon jalousement, dans un tiroir de sa table de chevet…

Vers l’âge de 9 ans, Simon partit retrouver, le temps de quelques jours de vacances, son oncle Fernand Rousseau, qui était loin d’être un imbécile puisqu’il était douanier et qu’il taquinait les pinceaux, les tubes et l’huile, dans les décors naturalistes… Il présidait à la circulation des biens et des personnes au petit poste frontière du Cul-des-Roches, qui a l’époque n’avait pas encore subi les foudres de topographes frileux et pudibonds… Le brave Fernand ne gérait pas un trafic transfrontalier comparable à celui qui fleurit de nos jours dans les Pyrénées sous des prétextes tabacophiles ou éthylisants, mais il devait vérifier la bonne santé des bêtes qui empruntaient le défilé. Les plus faibles étaient euthanasiées et finissaient dans les empossieux locaux, y compris aux célèbres moulins souterrains du col, alors reconsidérés depuis quelques décennies déjà comme cloaca maxima du Locle…

Intrigué par quelques nodules pâles à la surface tourmentée près des fondations du poste frontière, le jeune garçon saisit un marteau et le coup assené révéla de beaux reliefs mamelonnés aux couleurs chatoyantes, ainsi que quelques cristaux plus éclatants… De retour à la maison familiale, Simon brandit fièrement sa découverte à son père, bien instruit des sciences de la terre. « Vois-tu Simon, mon fils, dit-il, il s’agit là d’un spécimen de Savatrovite, une variété de silice microcristalline très résistante avec laquelle la Confédération helvétique cale ses douanes ! » Cette pièce prit bientôt une place de choix sur une étagère et rapidement, d’autres découvertes allaient sortir du tiroir de la table de chevet pour être mieux exposées et recevoir enfin un nom dans un petit meuble de collection…

Les années de recherche

Dumortier fit une scolarité sans relief particulier qui le mena rapidement à la faculté de Géologie de Berne et à travailler activement dans les galeries du Naturhistorisches Museum der Burgergemeinde Bern, qui dès le milieu des années 1930 quittait les locaux de la Hodlerstrasse du Gelbesquartier pour des bâtiments art-déco du Kirchenfeld en rive droite de l’Aare.

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Simon Dumortier vers 1935

Il fera sa thèse [1] sur les couches du Jurassique supérieur maintenant réunies dans le Tithonien mais alors datées du Portlandien. C’est justement dans le comté du Dorset, au sud de l’Angleterre qu’il passera de longues semaines. Cette passion pour cette région et cet étage lui vaudront de la part de ses camarades étudiants le sobriquet de Simon Portland… Il identifiera plusieurs faciès correspondant à des paléo-environnements intertidaux. Au lieu dit Bethon, il établira une coupe dans les calcaires très durs du faciès béthonien. Mais c’est l’extrémité sud de l’île, au lieu-dit Poo Bill, (le bec de feces) qui lui révélera des formations détritiques à gros grains de calcaire sapropélien noir, dont le choc au marteau laisse échapper des effluves malodorants de H2S. Ce faciès restera sous le nom de Poobellien à la suite d’une coquille, une de plus direz-vous tant il est patent que la littérature concernant les fossiles de mollusques et leurs milieux en regorge ; faites le test ! On remarquera que Dumortier n’a jamais voulu étudier les terrains postérieurs à l’époque jurassique, ses camarades de fac, ados fins, prétendaient d’ailleurs que les couches du Cétacé le faisait flipper.

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Carte dela presqu’île de Portland (Dorset, G.-B.)
Les lieux-dits Poo Bill et Bethon sont soulignés en rouge.

En 1936, il travaille en particulier sur les dépôts de coquillages en milieu estuarien près de Marennes, en Charente-Inférieure (qui deviendra maritime après 1941, peut-être à la suite de la Débâcle ?). Ainsi, dans les derniers jours de l’année, il publie une description du stratotype de l’Huitrerevien avec O. Nivègre, D. Schalott & D. Siteron.

En 1937, on retrouvera Dumortier bien décidé à faire carrière dans la Creuse, à Lavaveix-les-Mines où il fut responsable de la Mine à Lisa (Mine Élie). Les ressources en charbon se consumant rapidement au début du XXe siècle et Dumortier étant mis en minorité au Conseil d’administration de l’exploitation, il préfère abandonner avant de se retrouver sur le carreau et reprend alors le chevalet de son oncle Fernand, sa toile et ses pinceaux pour attaquer une petite carrière de peintre. Il ouvrit d’ailleurs bientôt une petite galerie à la Souterraine.

En 1939, il est mobilisé dans l’armée de l’air et est affecté dans une escadrille de reconnaissance aérienne, mais Dumortier touche au but en participant au pilonnage d’installations de l’Axe lors de la bataille des Alpes. À l’armistice, il quitte la France pour Londres et devient l’une des voix de la Résistance. Rêvant d’action, il rejoint enfin avec Saint-Exupéry, au printemps 1944, une unité chargée de reconnaissances photographiques en vue du débarquement en Provence.

La guerre terminée, ses travaux sur le sulfate de calcium lui permettront de participer à un programme de recherches archéologiques dans la banlieue d’Alexandrie, en Égypte, sur les revêtements muraux du supposé tombeau de Céoplâtre…

Quelques mois plus tard, après la création du Geological Survey of Israel (GSI), en 1949 à Jérusalem, Dumortier travaillera avec Ruth Abbagah et Tobie Namburg sur le stratotype du Nazaréen et se penchera notamment sur les fameuses pierres à 6 faces (en levantin moderne : piér à sé fas, en grec ancien Κηφᾶς, en araméen ancien ܟܐܦܐ, en hébreu פטרוס ou כיפא). Ce sont d’énigmatiques traces au bord du lac de Tibériade, laissées peut être par des Acanthoptérygiens qui se multipliaient en grand nombre à certaines époques…

Le fossile et le marteau

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Statue de Dumortier à Baikonour

La notoriété de Dumortier dépassa rapidement les alcôves des cercles géologiques et c’est en tant (tontaine tond thon) que consultant de l’ONU que le scientifique parcourut le monde dès la deuxième moitié du XXe siècle. En mission en Union Soviétique au début des années 1960, c’est le genre Kosmoceras qu’il étudiera, une ammonite dont la distribution spatiale recoupait celle de Gagarineras, une bélemnite à la forme fuselée caractéristique, près de Baikonour au Kazakhstan. Jouant du fossile et du marteau dans les steppes de l’Asie centrale, il découvrira de beaux échantillons de Borodine même si sa mission diplomatique accapare la plus grande partie de son temps. Toutefois, entre les visites aux plénipotentiaires et aux apparatchiks, il a le temps de rédiger sa refonte du genre Gagaticeras en Europe de l’Est avec quelques vieux amis, comme U. Niezst… L’âge vénérable de cette espèce et sa présence sur les rides médio-océaniques fossiles eut d’ailleurs un retentissement important sur la validation par É. Gretant de la théorie de la dérive des incontinents de Wegener. Cruelles conséquences des fins de révolutions, après les changements idéologiques des années 1990, la nouvelle Russie passera les ouvrages de Dumortier au pilon. Sa statue à Baikonour fut d’ailleurs profanée, affublée d’une moustache et d’une barbe à la Lénine.

En 1968, Dumortier rejoint Paris et le Muséum d’Histoire Naturelle. En mai, il se range aux côtés des étudiants pendant les fameux évènements. Son groupuscule est à l’origine d’un opuscule à l’attention des étudiants, traitant de la résistance au choc des matériaux utilisés dans le pavage des rues. Il est tenté un temps par une carrière politique aux côtés de Dany le Rouge, et reçoit le sobriquet de Simon à Prise Rapide ou Simon Prompt pour sa vivacité d’esprit et son art de la réplique. Pourtant, très vite, il retourne sur ses terres natales et reprend l’enseignement à Berne.

Les dernières années

En 1981, Dumortier passe accidentellement par Bourg-en-Bresse où le car chargé d’excursionnistes chauxois (ou chaux-de-fonniers) et loclois stationne, en panne, au moment où commence l’exposition d’automne de la Société des Naturalistes et Archéologues de l’Ain, au rez-de-chaussée de la bientôt feue Maison des Syndicats… Pour tromper l’ennui, les fringants septuagénaires et leurs épouses envahissent les allées de l’exposition mycologique et parmi eux, Simon Dumortier remarque vite le petit stand de la toute nouvelle section Sciences de la Terre. Alain Griffay, le responsable de la section est encore tout jeune, mais déjà brillant didacticien ; désirant promouvoir la géologie et la minéralogie, il s’adjoint les services d’un jeune étudiant en techniques commerciales, dont la postérité n’aura pas gardé le nom et qui fait tendre un calicot à l’humour approximatif : « Ici on solde des gryphées ! ». Le jeune instituteur beynolamauricien est honoré mais intimidé par le grand homme ; après une présentation de la section et de quelques pièces géologiques exposées, il tient à offrir à l’illustre géologue un petit souvenir de son passage, un minéral bien bressan, une splendide Gallicristite. Dumortier fut ému et il est certain que la pierre d’Alain resserrât les chers géologues et permit de raser les quelques différends qui avaient pu naitre à une époque entre les cisjurassiens et les tranjurassiens. Toujours est-il que, quelques galettes au sucre et à la crème plus tard, et quelques lampées de pétillant cerdonnais après, les joyeux naturalistes helvètes, les yeux encore empreints de cèpes, girolles et pied-bleus (un basidiomycète bien bressan !), repartaient vers les croupes du Chasseral en chantant et en ioulant à l’envi : « Chauffeur, si t’es champion, appuie sur l’champignon ! ». Depuis, les échanges n’ont jamais cessé avec nos amis mycologues du Locle, et nous avons toujours plaisir à les retrouver, l’automne venu…

À Vienne lors d’un colloque sur la pédologie et la refonte de la tête de l’Union internationale de Pédologie, il contribuera à changer la politique de l’Autriche sur son positionnement jugé auparavant trop timoré. Sa dernière sortie minéralogique sera aussi la dernière de sa vie, sur les pentes du Weißkugelhof à la recherche d’un feldspath particulièrement rare, la pierre de Lothre ou Albite de Schwal (elle fut identifiée pour la première fois sur une petite île du Danube à Neu-Ulm). La beauté de ce minéral aux cristaux en queue d’aronde soutient la comparaison avec la Pierre de Lune ou Adultaire, un autre feldspath fort prisé en gemmologie. Dumortier ne ramassera malheureusement qu’une Grossbrönschite [Si2ONa(Mo2Rh3V) Au2 (Po4U9Mo4N3)] et de gros cristaux d’hématie rouge sang qui figurent aujourd’hui au petit musée d’Esisteinewunderschönemahlstein am Inn.

Fatigué, il suit son épouse sur sa terre natale d’Eauze dans le Gers (des manuscrits de Dumortier sont visibles aux archives du Gers, dans le fonds Ducouloire à Auch, travée du milieu, étagère du haut). Il fera de nombreuses conférences mais son style alambiqué laissera de lui davantage l’image d’un vieillard maniaque que celui d’un beau joli nouveau. Ployant sous la maladie et ses assauts, il fit un bref passage dans l’Ain, à Gravelles mais opta bientôt pour une villégiature thalassothérapique aux Sables-d’Olonne. C’est au marché, près de l’étal de son poissonnier préféré qu’il fera un malaise et quittera la vie comme un vieillard en sort : usé, outragé, brisé, martyrisé, mais libéré…

Merci aux auteurs des photographies qui ont subi mes corrections :

Klaus-Dieter Keller

Arnaud Gaillard

Ferran Cornellà

Carte en ligne du Comté de Dorset Dorset Explorer 2.5

[1] Dumortier S., 1935 : Shallowing-upward sequences in peritidal, shallow-subtidal, intertidal, supratidal, low-energy, high-energy, marine, brackish, freshwater, and hypersaline facies in Poobellian carbonates of Southern England and Swiss Jura (Rolex Formation, upper Portlandian). Thèse Doct. Univ. Berne.


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